Témoignage: “Je suis acupunctrice en zone de guerre”
Spécialiste en médecine chinoise, Élise Boghossian se rend chaque mois en zone de guerre pour apporter une aide médicale d’urgence et des soins psychologiques aux survivants. Sa mission: apaiser la douleur, pour leur permettre de se reconstruire.
L’histoire d’Élise Boghossian est singulière, son quotidien l’est tout autant. Née en banlieue parisienne, cette petite-fille de déportés arméniens, marquée par son passé familial, a toujours eu une empathie pour les plus démunis. Diplômée de l’Université de Nankin, en Chine, elle a très vite choisi de mettre ses aiguilles au service de missions humanitaires, d’abord en Arménie, puis dans des camps de réfugiés en Jordanie et au Kurdistan irakien. “Je soignais par acupuncture les douleurs caractéristiques des blessés: amputations, brûlures, paralysies… Les résultats étaient impressionnants! Impossible de s’arrêter là quand on se sent si utile”.
Aujourd’hui à la tête de l’association EliseCare qui emploie une cinquantaine de salariés et bon nombre de bénévoles, la jeune femme sillonne depuis cinq ans les routes d’Irak et de Syrie pour venir en aide aux rescapés. Chaque mois, elle quitte son cabinet parisien, son mari et ses trois enfants, pour se rendre une semaine au chevet de ceux qui ont vécu les pires horreurs. Dans ces pays où les pharmacies sont vides, où la morphine manque et les médicaments sont contrefaits, ses soins sont accueillis à bras ouverts.
“Chez nous, l’acupuncture est vue comme une médecine de confort. Là-bas, auprès des populations qui souffrent atrocement, qui ne peuvent ni dormir ni récupérer, elle est vitale”, souligne l’acupunctrice. Femmes violées (comme les victimes de Daesh, les anciennes esclaves sexuelles yézidies…), enfants kidnappés et enrôlés comme soldats, hommes mutilés, Élise Boghossian soigne les populations meurtries. “Beaucoup d’entre eux sont brisés, détruits. Ils ont vécu les pires atrocités. Leur souffrance est telle qu’il serait prétentieux de dire que l’acupuncture leur offre une réparation, confie-t-elle humblement. Nous leur apportons un soulagement et essayons de les accompagner vers l’avenir, c’est déjà beaucoup”.
Plus de 100.000 consultations par an
Infatigable, déterminée, l’acupunctrice ne s’arrête jamais. Du matin au soir, elle prodigue ses soins, coordonne ses équipes et conduit elle-même ses bus (cliniques mobiles) sur les zones sinistrées, à la rencontre de ceux qui n’ont plus la force de parcourir des centaines de kilomètres pour se rendre aux dispensaires. “À l’heure actuelle, l’acupuncture ne représente plus la majorité de nos soins, précise-t-elle. Devant l’ampleur de la souffrance, il a fallu élargir notre action et envisager une prise en charge globale. Si on ne procure que des soins d’urgence, on ne peut pas aider ces populations à avancer.” Médecins généralistes, gynécologues, psychologues, dentistes, pharmaciens, infirmiers ont ainsi rejoint la petite ONG qui a bien grandi.
En Irak, la jeune femme a mis sur pied un Centre des Survivants, qui dispense des consultations, des séances de psychothérapie, d’hypnose et même de yoga ou d’art-thérapie: “Nous menons un travail de guérison sur le long terme: ce suivi psychologique est indispensable à la reconstruction des blessés”.
Témoin de l’injustice, de la barbarie, des traumatismes, Élise mène son propre combat, nullement découragée par l’ampleur de la tâche: “Ce qui me donne la force de continuer, c’est le résultat de notre action: moins de violences chez les enfants, moins de dépressions chez les femmes qui se projettent peu à peu dans l’avenir… Les enfants retrouvent leurs capacités cognitives et sont capables d’étudier, c’est le signe qu’ils vont mieux. Quand la souffrance est encore là, le corps s’exprime de diverses manières: à coups d’insomnies, de cauchemars, de pathologies…”
Se détacher pour mieux aider
Chaque mois, Élise Boghossian passe d’une vie à l’autre. D’un côté, sa patientèle parisienne et, surtout, sa famille, “un ancrage fondamental pour ne pas se faire aspirer par ce que l’on voit”. De l’autre, l’immensité de la misère humaine et des gestes à répéter sans fin, où l’oubli de soi est nécessaire. “Au début, j’avais du mal à garder les yeux secs, admet-elle. Je m’identifiais aux femmes rencontrées, notamment celles qui avaient des enfants du même âge que les miens. C’était violent, émotionnellement parlant, ça habitait tout mon corps et tout mon esprit. Je n’avais pas le filtre nécessaire pour observer une juste distance. Or, se détacher est indispensable si l’on veut pouvoir travailler et aider efficacement”.
“Habitués à me voir partir”
Grâce à des procédures de préparation et une équipe soudée, Élise parvient aujourd’hui à trouver l’équilibre. Mais aussi à partager un peu de ce qu’elle vit avec ses trois enfants de 9, 11 et 13 ans. “Ils sont habitués à me voir partir, mais il faut, à chaque fois, trouver les mots pour les rassurer. Ce n’est pas toujours simple”. Alors, dès que la mission s’y prête, elle les emmène sur le terrain. Dernièrement, c’est en Arménie, dans un orphelinat, qu’ils ont tous passé 10 jours. “Le contact avec les enfants sur place s’est très bien passé, ils se sont aussitôt intégrés, raconte-t-elle avec fierté. Pour eux, c’est une leçon de vie en accéléré. Une manière de les éloigner de nos logiques de consommation occidentales et de les confronter à d’autres réalités, de leur ouvrir les yeux. Ils en reviennent avec un nouveau regard sur notre monde”.
On l’aura compris, Élise Boghossian parle davantage de devoir et d’utilité citoyenne que de peur. Un sentiment qui, étonnamment, ne semble pas l’effleurer. Car elle l’assure: la vigilance est toujours de mise et ses équipes ne prennent aucun risque. “Nous intervenons uniquement quand la situation de guerre a été maîtrisée et que nous avons des garanties institutionnelles quant à notre sécurité”.
Des dons précieux
Partout où elle passe, l’acupunctrice aux boucles brunes et à la voix douce suscite l’admiration. Lorsqu’elle n’est pas au volant de ses bus dispensaires ou en formation pour préparer des volontaires, c’est sur le parquet des institutions qu’elle défend ses projets et reçoit de nombreux prix de solidarité. Des mondanités à mille lieues de son quotidien sur le terrain, mais auxquelles la belle-fille de l’astrophysicien Hubert Reeves se plie de bonne grâce, travail de récolte de fonds oblige. “Ce n’est pas la partie de mon métier que je préfère, reconnaît-elle, mais elle est indispensable pour faire vivre notre ONG”.
Sa volonté sans failles lui vaut d’avoir obtenu le soutien de l’État français, de l’ONU, de fondations d’entreprises ou de quelques parrains célèbres, tels que le photographe Yann Arthus Bertrand, l’acteur François Cluzet ou l’écrivain Marc Levy. Mais ces aides ne seraient pas ce qu’elles sont aujourd’hui, tient-elle à rappeler, sans le soutien “fondamental” des dons particuliers. “Sans financements, notre action s’arrête. Nous fonctionnons avec des dons et nous mobilisons régulièrement les réseaux sociaux pour nos campagnes. Le moindre euro est utilisé à bon escient!”
Aujourd’hui, la préoccupation majeure d’Élise Boghossian reste l’avenir des enfants. Elle poursuit principalement ses actions dans la région de Mossoul, en Irak, mais aussi en Éthiopie et bientôt en Libye. Et sème ses aiguilles comme autant de graines de vie et d’espoir chez tous ceux qui ne vivent plus”.
Texte: Ariane Langlois/Coordination: Stéphanie Ciardiello
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