Julliand
"Ajouter de la vie aux jours, lorsqu'on ne peut plus ajouter de jours à la vie", nous dit l'autrice. © Jérôme Bonnet

Anne-Dauphine Julliand: “Je n’ai pas fait le deuil de mes enfants, je vis avec”

Comment écrire un futur quand on doit vivre avec la mort de ses enfants? À travers son témoignage et son dernier livre, Anne-Dauphine Julliand nous livre une leçon de vie poignante pour accepter l’absence et retrouver un certain sens à l’existence.

“J’aurais voulu ne jamais écrire ce livre. J’aurais voulu n’avoir rien à raconter que le bonheur d’une vie épargnée.” Ces mots marquent le commencement d’Ajouter de la vie aux jours, 5e ouvrage d’Anne-Dauphine Julliand. Elle y raconte l’impensable: le suicide de son fils Gaspard, après la perte de ses filles Thaïs et Azylis, emportées par une maladie génétique. Gaspard aurait eu 20 ans le lendemain de son décès.

Au creux de ces pages, comme dans son témoignage, des mots d’amour, de douleur et de tendresse. De réconciliation également, avec cette existence ayant basculé un jour de vacances, sur la plage.

Les premiers pas, les premières craintes

“J’avais un peu plus 30 ans et j’étais heureuse. Avec Loïc, l’amour de ma vie, nous étions les parents de Gaspard et Thaïs et j’étais enceinte d’Azylis. Arthur naîtrait quelques années plus tard. Nous nous baladions en bord de mer, profitant du soleil de cette fin d’été 2006, lorsque en regardant marcher ma fille Thaïs, alors âgée d’un an et demi, j’ai remarqué un détail. Ses petits pas dans le sable m’ont soudain semblé étranges, l’un de ses pieds était un peu fuyant. Ce n’était certainement rien, mais à notre retour, j’ai préféré consulter un médecin, s’en sont suivis beaucoup d’autres, jusqu’au cauchemar du diagnostic.”

Thaïs souffre d’une leucodystrophie métachromatique, “une pathologie rare et dégénérative qui ne lui laissait que quelques mois à vivre. Trois mois plus tard, je mettais au monde Azylis et je découvrais qu’elle aussi était atteinte de cette maladie. Mais vu son stade précoce, nous pouvions réaliser une greffe de moelle osseuse qui permettrait peut-être de la sauver.”

Vivre, tout simplement

“Il est impossible de décrire ce que l’on ressent alors, en tant que maman. Comment imaginer survivre à cela? Le fait que Thaïs allait mourir restait pourtant très irréel. Le plus douloureux était de savoir qu’elle allait perdre progressivement tout ce qu’elle avait acquis: la parole, la marche, l’autonomie. Je ne savais pas comment l’accompagner, tenter de la rendre heureuse malgré le pire.

Et puis m’est revenue une phrase du professeur Jean Bernard, qui en parlant des soins palliatifs avait dit: ‘Il faut ajouter de la vie aux jours, lorsqu’on ne peut plus ajouter de jours à la vie.’ Je l’ai adoptée comme un mantra, une raison d’être. Je me suis juré de faire cela pour mes filles. Et pour y parvenir, il me fallait voir le monde par leur regard d’enfant. Dans l’instant présent, en tentant de ne pas me projeter. Céder tout autant à la joie qu’aux moments douloureux. Et comprendre surtout que je ne devais pas lutter contre ma peine et qu’elle n’était pas un ennemi à chasser ou à combattre.”

Apprivoiser le manque

“Thaïs meurt un peu moins de 2 ans après le diagnostic. À la fin, elle nous avait guidés sur un langage au-delà des mots, qui racontait l’amour. La seule issue est de continuer sur cet élan, vivre et avancer, un pas à la fois. Toujours oser s’autoriser à ressentir, le bon comme la détresse. Je me rappelle de Gaspard, qui à l’époque avait 6 ans, un jour où il pleurait dans mes bras le manque de sa sœur. Puis séchant soudain ses larmes, il est retourné jouer. Il avait été au bout de sa peine. Les enfants ont cette simplicité, cette vision plus saine qui leur permet d’accueillir le beau même dans le pire.

Faire son deuil n’existe pas. Le manque ne passe pas, pas plus que l’absence.

En tant qu’adulte, c’est compliqué, culpabilisant. Plus encore que la souffrance. Comment s’autoriser à ressentir du bonheur, même infime, alors que son enfant est mort? Mais c’est pourtant terriblement salvateur de comprendre que la vie impose cette cohabitation constante. Le pire ennemi du bonheur n’est pas la souffrance, c’est la peur. Tout particulièrement de ce deuil, dont on attend qu’il passe en quelques jours ou semaines. Mais faire son deuil n’existe pas. Le manque ne passe pas, pas plus que l’absence. Pourtant, il reste le bonheur d’avoir tellement aimé Thaïs, la chance d’avoir partagé son existence.”

Accepter la douleur

“Les années passent. Excepté quelques problèmes de motricité, nous imaginons Azylis guérie. Et puis vers ses 8-9 ans, la maladie la rattrape. Elle se retrouve en fauteuil roulant, dans un état de handicap profond. Cette fois, nous ne pensons pas à la mort. Ce qui nous effraie, c’est d’imaginer ce qu’elle deviendra le jour où nous ne serons plus là pour prendre soin d’elle. Mais le quotidien encore une fois reprend le dessus. Nous restons une famille comme les autres, qui râle pour des broutilles, connaît des fous rires et se tracasse de détails.

Le plus dur, c’est le retour à une apparente normalité.

Jusqu’à son décès, en 2017. Une nouvelle fois, il nous faut respirer, une minute après l’autre. Et accepter cette douleur pour ne pas perdre pied. Le plus dur, ce n’est pas lorsque le monde se fracasse et qu’il y a cet élan qui pousse à se serrer les uns contre les autres. C’est le retour à une apparente normalité, lorsqu’un détail, un instant anodin, rappelle l’absence. Le chagrin revient tout submerger. C’est là que se révèle l’importance des toutes petites choses. Celles qui réapprennent le goût, permettent de renouer avec la joie. Ce n’est pas un retour à la vie, parce qu’on ne l’a jamais quittée, mais la capacité de la percevoir à nouveau dans son entièreté.”

L’horreur, à nouveau

“Et puis le cauchemar, un matin de janvier 2022. Gaspard, qui jusque-là allait bien, malgré ces deuils successifs, vivait depuis quelques semaines une dépression foudroyante. Effrayé par la violence de sa douleur et craignant de se faire du mal, il avait demandé à être hospitalisé. Il se suicide 2 jours après être entré en clinique. Lorsque les médecins nous appellent, je me dis que c’est impossible. C’est pire qu’un cauchemar. Un choc, d’une brutalité immense.

Comment tenir face à ces milliers de questions qui ne trouveront jamais de réponses? Une nouvelle fois, peut-être plus que jamais, ajouter de la vie aux jours prend tout son sens pour moi. Pas uniquement lorsque la fin est proche, mais dans l’après, quand on ne sait pas pourquoi rester debout.

Une nouvelle fois, peut-être plus que jamais, ajouter de la vie aux jours prend tout son sens pour moi.

C’est aussi ce qui me pousse à écrire ce livre. Le quatrième abordant notre histoire familiale. Parce que cette confrontation à la souffrance, le cheminement face à celle-ci, mais également face au bonheur, sont les nôtres à tous. Il n’y a pas de clé pour survivre à la douleur. On ne peut qu’accueillir cet amour, qui est tout à la fois une force et une terrible fragilité, qui nourrit autant qu’il déchire. Partager ce chemin aussi, en étant délicat face à la souffrance des autres. C’est ce qui nous guide, Loïc, Arthur (qui a aujourd’hui 15 ans) et moi.

Et aujourd’hui?

Aujourd’hui, nous allons bien. Je vais bien, car je suis alignée avec ce que je ressens. Je sais que ces lendemains demanderont de continuer à pleurer et à chanter. Que les deux s’alterneront et cohabiteront. C’est là que l’existence prend sa force et son sens. C’est là qu’il y a la vie et que nous incarnons la vie.”

Texte: Barbara Wesoly

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