Grossesse: et si on brisait le tabou des 3 mois?
La tradition veut qu’on annonce sa grossesse après 3 mois, pas avant. Mais des voix s’élèvent pour briser ce tabou, qui plonge les femmes dans une solitude parfois violente.
“Garder le secret sur sa grossesse pendant les 12 premières semaines, vous l’avez fait, vous?” Ce sondage, lancé sur la page Facebook d’un réseau de femmes, fait débat et met en lumière cet impératif social toujours présent à taire une grossesse jusqu’à ce qu’il soit politiquement correct de l’annoncer, sous couvert de se protéger soi et les autres. Se protéger de quoi au juste, et surtout de qui?
Parmi les réponses, on retrouve celles qui ont respecté la tradition, et celles qui ont décidé d’en parler avant la sacro-sainte échographie des 12 semaines. Selon nombre de femmes et de spécialistes – dont Judith Aquien, auteure du livre “Trois mois sous silence” – cette injonction à garder le secret jusqu’aux trois mois de grossesse n’est ni plus ni moins qu’un diktat poussant les femmes au silence et dans une grande solitude.
Garder le secret 3 mois: protection ou diktat?
En lisant les témoignages sur le réseau social, on comprend rapidement que les deux manières de penser s’entrechoquent et poussent à la réflexion: pourquoi les femmes se taisent-elles jusqu’à ce que leur grossesse atteigne le délai des trois mois?
- Il y a celles qui ont gardé le secret: “Nous avons gardé le secret jusqu’à sept semaines pour les familles et jusqu’à douze semaines pour les amis et collègues, confie Sophie, mais nous étions heureux d’avoir ce secret rien qu’à nous!” “Quand arrive la 11e semaine, qu’il est bon de partager ce bonheur avec les proches!”, raconte Pascale, qui a aimé cette petite bulle de bonheur où l’on savoure et intègre à deux la venue d’un bébé “juste avant que ne déferlent les avis, parfois intrusifs sur ma grossesse”.
- Il y a celles qui n’ont pas su tenir leur langue: “J’ai toujours crié ma joie sur les toits dès que les deux lignes rouges s’alignaient, raconte Benaissa, en me disant que si ça capotait, j’aurais justement besoin du soutien de tous ceux qui savaient… Et effectivement, pour ma fausse couche, mes amis ont été bien utiles”.
- Et puis il y a celles qui ont parlé trop vite et l’ont regretté: “Je l’ai annoncé à douze semaines, se souvient Chantal. Hélas, j’ai fait une fausse couche à 14 semaines. Cette information a circulé moins vite que la première, donc en plus de la douleur d’avoir perdu un enfant, j’ai dû entendre les félicitations pour ma grossesse”. Même constat pour Anouchka: “Je n’ai pas respecté le secret, regrette-t-elle. Ça a vraiment été pénible ensuite de dire aux gens que c’était fini. J’ai dû gérer les émotions, parfois feintes, d’autrui”. Anouchka avoue même avoir ressenti un sentiment de honte d’avoir annoncé trop vite la nouvelle. C’est dire à quel point le tabou est puissant.
Un secret qui pousse à la solitude
Avant la fameuse barrière des trois mois – celle à partir de laquelle le risque de fausse couche et de découverte d’anomalies est (presque) écarté –, c’est la règle: on se tait! Dans “Trois mois de silence”, Judith Aquien explique pourquoi: “Beaucoup de personnes que j’ai rencontrées en écrivant ce livre m’ont opposé en premier lieu que bien des couples n’ont simplement aucune envie de devoir faire la tournée des popotes dans le cas où la grossesse devait être interrompue”. Elle cite avec amertume cet extrait d’un “Guide du jeune papa”: “Vous protégez votre entourage si quelque chose devait mal se passer”. Aberrant quand on y pense: ainsi, il faudrait protéger son entourage avant soi-même?
Micheline, maman depuis 30 ans, rappelle qu’à l’époque, on n’annonçait la nouvelle au boulot qu’au 3e mois par peur d’être licenciée. Certes, aujourd’hui, la loi protège les femmes enceintes d’un licenciement ou de conditions de travail difficiles dès l’annonce de sa grossesse, mais nulle n’est à l’abri d’un manager qui la met sur une voie de garage… “Je ne connais pas une femme enceinte qui n’a pas, au moins un peu, craint d’annoncer la nouvelle à son employeur”, glisse Judith Aquien. Peu importe les raisons de ce silence, la conséquence est la même: “Cette injonction à se taire sur ce qu’on traverse, s’insurge Judith Aquien, mène ainsi les femmes esseulées, bonnes élèves et habituées à devoir faire profil bas, à déprimer toutes seules et à prétendre que tout va bien et qu’elles ne sont même pas enceintes. En gros, pour être une femme qui fait bien les choses, il faut être une femme qui nie littéralement tout ce qu’elle traverse dans son corps, ses hormones et sa psyché”.
Pourquoi cette injonction au silence?
La députée française Paula Forteza s’interroge: pourquoi est-ce que les femmes devraient vivre seules et en silence ces trois premiers mois de grossesse, qui sont extrêmement difficiles à endurer? “J’ai gardé le silence pendant les trois premiers mois, raconte Jessica, avec des nausées matinales jusque à… 18h! Je me sentais très seule en journée, je n’osais pas demander à des gens une place assise dans les transports en commun parce que ma grossesse ne se voyait pas, je cherchais des yeux la poubelle dès que je rentrais dans une salle de réunion…” C’est seulement après l’annonce de sa grossesse que la jeune femme s’est rendu compte que toutes les femmes vivaient à peu près la même chose: “J’aurais tellement aimé savoir tout ça avant. Pour être mieux préparée et aidée à passer ce cap”, confie-t-elle.
L’avis d’une psychologue en périnatalité
Selon Sandrine d’Huart, psychologue spécialisée en périnatalité, les femmes sont clairement laissées à elles-mêmes lors du premier trimestre de grossesse: “Non seulement elles sont peu informées de tous ces ‘petits bobos’ de la grossesse, comme on les appelle, mais en plus elles ne reçoivent pas forcément beaucoup d’écoute à ce sujet de la part du personnel médical”. Et pourtant, 85% des femmes enceintes connaissent nausées et vomissements, 75%, des troubles du sommeil, avec pour 30 à 35% d’entre elles, hypersomnie et épuisement d’ordre narcoleptique, les contraignant à, cite Judith Aquien, “voler quelques minutes de sommeil, cachées derrière leurs écrans ou assises dans les toilettes de leur entreprise”.
“Vivre trois mois entre solitude et inquiétude”
“Récapitulons dans des mots très concrets une journée type pendant trois mois de la vie de 85% des femmes enceintes, écrit Judith Aquien avec beaucoup d’humour: “Se lever, vomir, manger un peu, revomir, prendre les transports en commun pour aller au travail, sortir des transports en commun une ou deux fois pour vomir dans une poubelle publique, arriver au travail, vomir aux toilettes, et tout à l’avenant jusqu’au soir. Et comme personne, à cette période, n’est censé savoir qu’on est enceinte, eh bien, on se débrouille seule, avec son vomi. (…) Je me permets de poser une question toute bête : dans quelle société correctement pensée laisse-t-on, sans le moindre dispositif, notamment au travail, 50% de sa population vomir trois à quatre mois d’affilée sans main tendue?”
Sous cette injonction, le tabou de la fausse couche
Et puis, même si se savoir enceinte est source d’une immense joie, c’est aussi le début de grandes angoisses, vécues seules elles aussi: serai-je une bonne mère? À quoi va ressembler ma vie? Vais-je réussir à mener ma grossesse à terme? La fausse couche est bien entendu la première des inquiétudes. Pire: quand elle survient, le tabou des trois mois implique de la vivre dans le silence et l’abnégation. Une réalité que confirme Lucie, habituée aux fausses couches: “C’était tellement fréquent qu’on n’en parlait plus. Je me souviens d’une journée où je recevais du monde. J’ai souffert le martyre sachant pertinemment que je faisais une grossesse extra-utérine. J’ai attendu tranquillement que tout le monde parte en mordant sur ma chique, rangé toute ma maison et puis filé aux urgences”.
Sandrine d’Huart nous explique combien il peut être terrible d’avoir à vivre une fausse couche toute seule: “sans le soutien ni des proches ni du personnel médical, pour qui ce drame humain est somme toute très banal. Sans compter le sentiment de honte de ne pas avoir réussi à mener une grossesse à terme, comme l’exige la société. Pourtant quand elles en parlent autour d’elles après, elles se rendent compte que leurs mères, leurs amies ont traversé la même épreuve, et c’est très libératoire, après coup, de voir qu’elles ne sont pas seules”.
Rappelons qu’une grossesse sur 4 – ou 5 selon certaines études – est interrompue par une fausse couche. Un fait assez fréquent, dont on ne connaît pas vraiment la cause (une anomalie chromosomique dans la plupart des cas), mais dont le silence et la mésinformation qui l’entourent ne peuvent qu’accentuer le sentiment de solitude et de culpabilité de celles qui se préparaient à être maman…
Un tabou qui n’a pas de sens…
Et si finalement, on brisait ce silence? “Ce tabou n’a pas de sens, affirme Sandrine d’Huart. Annoncer sa grossesse dès le début permettrait d’avoir du soutien et de l’attention de son entourage”. En parler ouvertement aiderait aussi toutes les femmes à savoir ce qui les attend pendant ces trois premiers mois, et à les vivre avec moins d’angoisse et de surprise. Cela permettrait aussi à la société d’ouvrir les yeux, de mettre en place des mesures d’aide et, plus finement, d’apprendre les mots qui font du bien face à quelqu’un qui vient de perdre son bébé : “Je sais que tu souffres. De quoi as-tu besoin?”
“Ce silence est une violence dingue qu’on inflige”
Dans son livre Trois mois sous silence, Judith Aquien dénonce le silence entourant les trois premiers mois de grossesse. Un débat évident quand on y pense, mais qui n’avait pourtant jamais été abordé. Et pourtant, il est terriblement d’actualité. “Ces derniers temps, les thématiques féminines autour du génital surgissent les unes après les autres. Dans la préface du livre, la chercheuse Camille Froidevaux-Metterie parle d’ailleurs de tournant génital du féminisme: campagne sur l’endométriose, redécouverte du clitoris, modélisé en 3D et enfin représenté dans les manuels scolaires, dénonciation des violences gynécologiques et obstétricales, explosion des révélations liées au harcèlement et aux violences sexuels… Il semble qu’il y ait une vaste dynamique de réappropriation par les femmes de leur corps dans ses dimensions les plus intimes”.
Lire aussi: Témoignages: “Je regrette d’être mère”
2 questions à Judith Aquien
- Conseillez-vous aux femmes d’annoncer leur grossesse plus tôt? “Les femmes font ce qu’elles veulent. Que les futurs parents préfèrent ne rien dire est un choix, et à ce titre, je n’essaie évidemment pas ici de formuler une nouvelle injonction à parler à tout prix”.
- Que revendiquez-vous dès lors? “Les conséquences de cette injonction au silence arrangent bien la société: si on n’en parle pas, on ne sait pas vraiment que ça existe. Résultat: on informe peu à ce sujet, on n’en tient pas compte et pire, la recherche médicale ne s’y intéresse pas. Pour preuve: on sait à peine comment expliquer les nausées, la fatigue, les fausses couches, et peu de médicaments sont développés pour calmer les symptômes du début de grossesse, parce qu’ils sont qualifiés, avec le plus grand paternalisme, de “petits maux” par la médecine elle-même”. Elle poursuit: “Pourquoi ne pas aménager leurs conditions de travail (télétravail) ou instaurer un congé spécifique pour les fausses couches (la Nouvelle-Zélande l’a fait)? Il faut par ailleurs absolument considérer la fausse couche comme un deuil à part entière. Perdre ce futur bébé, dont elles ont imaginé le visage, le prénom… est un drame qui les marquera à vie, et qui mérite une meilleure considération de la part du personnel médical, de l’entourage et de la société”.
Pour aller plus loin
Le livre de Judith Aquien, Trois mois sous silence, est en vente, invite à poursuivre la réflexion.