Les “instakids”: héros ou victimes?
Liège, décembre 2017. Lorraine, 39 ans, recoiffe Marthe, 18 mois. “Il faut qu’elle soit impeccable quand je poste des photos d’elle sur Instagram, je vise un max de ‘likes’!” Comme chaque jour, cette maman s’amuse à mettre des clichés de sa fille sur l’application de partage de photos. “On a commencé pour le fun, quand on est rentrés de la maternité. On s’est très vite pris au jeu. Marthe est devenue notre petite star!”, se réjouit la jeune secrétaire médicale. Au point que Lorraine a commencé à recevoir des propositions de partenariats.
“Une copine, qui a une boutique à Liège, me propose de m’offrir des vêtements si je les porte sur les photos. Ça m’a donné l’idée de contacter moi-même quelques marques pour bébés. Je débute et n’en parle pas trop ouvertement autour de moi, car mes parents, entre autres, pourraient être choqués que je monnaie ces apparitions sur Instagram, mais les photos plaisent et je suis consciente du business potentiel qu’il y aurait à faire. Les gens adorent, surtout les mamans!”, sourit Lorraine.
Avec 700 millions d’utilisateurs dont 65 % de femmes, il y a en effet de quoi rêver face à certaines “instamamans”, qui ont érigé le statut de mère parfaite en véritable modèle 2.0 à suivre sans modération. Car les e-mères ont la cote: leurs followers boivent leurs conseils et se projettent dans ce quotidien où tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Côté pile idyllique, côté face mis en scène
Derrière ces images quotidiennes se cache pourtant une toute autre réalité. “Ce n’est évidemment pas le reflet de ce que vivent véritablement ces parents. Tout est travaillé, parfois même scénarisé dans les moindres détails. La réalité est travestie et tout semble dès lors impeccable. On s’identifie facilement à ces familles dont la progéniture est forcément irréprochable. Regardez comme mes enfants sont beaux, comme on s’aime, comme on s’amuse, comme on passe de belles vacances… On met en scène le quotidien pour renvoyer l’image de la famille parfaite. La maman star d’Instagram est une femme lambda, comme vous et moi, c’est ça qui plaît au public…, et aux marques!”, déplore Diane Drory, psychologue et spécialiste de la petite enfance.
C’est ma vie!
Or l’experte met en garde: “Surexposer ses enfants sur les réseaux sociaux n’est pas sans conséquences. A commencer par le rapport que construit l’enfant à sa propre image. “Françoise Dolto insistait déjà sur le fait qu’un bébé est une personne à part entière, qui a droit au respect de son intimité. Avec la banalisation de l’utilisation des réseaux sociaux, on assiste à un véritable abus de l’exhibitionnisme. Un des dangers est que l’enfant se sente complètement transparent, jeté en pâture au public qui applaudit ou critique… L’intimité, c’est le foyer protecteur. La maison, c’est comme la seconde peau de l’enfant. Or quand il est chez lui, il est mis à nu par ses parents qui l’exposent sur les réseaux sociaux. Il ne s’appartient plus, c’est très déstabilisant et peu équilibrant”, constate la psychologue.
Alicia, 12 ans, en fait les frais régulièrement: “Ça m’énerve que tout le monde sache ce que j’ai mangé, que j’ai perdu une dent, que je suis tombée à vélo ou comment je me suis coiffée pour aller chez ma Mamy. J’en ai marre, j’aimerais que ma mère me lâche!”
Louise, elle, a mis le veto du haut de ses 15 ans. “Mais mes parents sont gagas de mon frère qui n’a que 5 ans… Il est trop petit pour comprendre, il croit que c’est un jeu, mais ce n’est pas du tout rigolo. Moi, je ne supporte plus qu’on me prenne en photo sans qu’on me demande mon avis. C’est ma vie!”
Diane Drory, comme d’autres spécialistes, prévoit un revirement de la part de ces enfants d’ici quelques années. “On n’a pas encore le recul suffisant, mais il se pourrait que plus tard, ils se retournent contre leurs parents, au nom du droit à l’image. Un ado qui voit des photos de lui, bébé ou enfant, exhibé sur le pot, dans son bain ou nu n’a pas nécessairement envie d’assumer cette réputation numérique imposée. Les parents ne se rendent pas compte à quel point ce n’est pas anodin.”
Child Focus rappelle que légalement, rien n’oblige un parent à demander l’autorisation de son enfant avant la publication d’une photo sur laquelle il est représenté… “Le discernement et la bienveillance devraient les faire réfléchir”, insiste Diane Drory.
Le mythe de la famille idéale
Si tous les parents ne sont pas à ce point exhibitionnistes, ceux qui, comme Kim Kardashian, Cristiano Ronaldo ou DJ Khaled surexposent leur progéniture quotidiennement risquent de leur inculquer un rapport perverti aux réseaux sociaux.
“Les parents sont censés protéger leurs enfants, mais aussi les éduquer aux dangers potentiels, notamment sur le Net, où les prédateurs sont nombreux. S’ils les encouragent à se montrer sans cesse, ils vont grandir avec un usage narcissique des réseaux sociaux qu’ils considèrent comme normal, sans avoir de notion de limites. L’enfant n’est du coup pas armé face à un pédophile potentiel, par exemple. Au nom de quelques minutes de gloire numérique de temps à autre, on ne partage pas sa progéniture avec la Toile. Les vrais bons moments se passent en famille, pas sur les réseaux sociaux!”, fustige Diane Drory.
Selon la spécialiste, ces enfants-objets sont utilisés pour combler un manque de reconnaissance: “Comme un bijou que l’on porte pour se vanter, au lieu de le laisser au coffre. Gare à l’hypertrophie du moi chez le petit, potentiel enfant-roi. Ces parents ont un besoin évident d’être valorisés, à la manière de ceux qui inscrivent leur fille aux concours de minimiss. D’où le risque de dérives. Il faut absolument poser des limites et respecter la vie privée de ses enfants… ou jouer la subtilité”, conseille la psychologue. Comme Marion Cotillard qui poste une photo des pieds de son garçon, Marcel, pour à la fois être dans le mouvement et ne pas trop l’exposer.
On en parle…
Poster des photos d’anniversaire, d’un joli bricolage ou des premiers pas de bébé, pourquoi pas. L’important est de réfléchir chaque acte. “Quand l’enfant devient plus grand, il est primordial de l’éduquer à l’utilisation de ces réseaux sociaux, mais également de parler avec lui des posts que l’on souhaite faire, de lui demander s’il est d’accord, exactement comme il n’a pas à poster une photo de vous sous votre douche à votre insu!”, conclut Diane Drory.
“Un jour, j’ai posté une photo de mon papa qui avait trop bu à l’anniversaire de tonton. Il m’a hyper puni, mais il a vu ce que ça faisait. Lui, il envoie tout le temps des images de moi sans rien me demander. C’est pas juste!”, conclut Max, 10 ans. La vérité sort de la bouche des enfants…
Texte: Aurelia Dejond
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